Élections législatives. Arrestations. Dissolution du Parlement. Proclamation des pleins pouvoirs. Le Coup d'État du 1er février 2021 à Naypidaw s’est déroulé extrêmement rapidement. Après avoir démenti des rumeurs de Coup d’Etat le 30 janvier, l’armée birmane, avec le général Min Aung Hlaing à sa tête, arrête le Président et le chef du gouvernement, et se fait confier les pleins pouvoirs par le Vice Président. L’état d’urgence est proclamé. Afin de contenir les manifestations, l’armée agit très rapidement. Un couvre-feu est instauré de vingt heures à quatre heures du matin ; l’hôtel de ville de Rangoun, la grande ville du pays, ainsi que les ambassades américaine et australienne, se font encercler ; les lignes téléphoniques et l’Internet sont très gravement perturbés ; et l’accès aux banques est fermé, tout cela en l’espace de vingt-quatre heures. Tout ceci n’est pas sans rappeler les heures sombres de 1988.
8888 pour 8 août 1988. Ce nombre teinté de sang résonne désormais comme un symbole en Birmanie. Comme le salut à trois doigts en référence aux récents mouvements pro-démocratie dans la région (Hong-Kong, Thaïlande,..), cette allégorie de la résistance est inscrite sur nombre de pancartes dans les rues de Naypyidaw, Mandalay ou Rangoun. En effet, l’ensemble des manifestations se déroulant actuellement en Birmanie ne sont pas sans rappeler les événements politiques de 1988. Motivés par une volonté de démocratisation du régime et la situation économique déplorable du pays, quelques 200 000 étudiants manifestèrent dès le mois de mars 1988. Après 4 mois de répressions et de nombreux morts parmi les étudiants, sympathisants et policiers anti-émeute, Ne Win, l’homme fort du régime répressif et isolationniste, fut conduit à démissionner. Mais les manifestations ne se tarirent pas pour autant et atteignirent leur point culminant ce tristement célèbre 8 août 1988, peu de temps après la proclamation de la loi martiale par les autorités. Les répressions reprirent de plus belle et provoquèrent la mort de plus de 3000 civils entre le 8 août et le 18 septembre 1988, date à laquelle les mouvements prirent fin suite au coup d'État de l’armée.
Fille du général Aung San, « père de l’indépendance » birman, Aung San Suu Kyi fonde le 27 septembre de la même année la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND), parti d’opposition à la junte militaire. Témoin des horreurs survenue durant « l’été démocratique » de 1988, elle décida en effet de commencer sa lutte politique pour libérer son peuple du régime de la junte. Ses combats ne furent d’ailleurs pas sans conséquence puisqu’ils attirèrent l’attention des pays occidentaux sur la situation birmane et furent à l’origine des sanctions imposées à la Birmanie pour violation des droits de l’Homme. Après que son parti remporta les législatives de 1990, les élections furent annulées par le gouvernement militaire qui plaça la dame de Rangoun et d’autres leaders de la LND en résidence surveillée. Effectuées dans le contexte d’une nouvelle phase répressive, ces arrestations suscitèrent l’indignation internationale et valurent aux autorités birmanes d’être la cible de vives pressions internationales, d’autant plus que le soutien envers Aung San Suu Kyi n’en finit plus de croître, comme en témoigne l’attribution du Prix Nobel de la Paix à l’opposante en 1991.
Fortement déstabilisée par la crise financière asiatique de 1997, la junte militaire inscrivit la démocratisation dans son agenda politique en 2003 mais sous la forme d’une « démocratie guidée ». Si le gouvernement militaire a finalement réussi à survivre aux sanctions internationales du fait de l’aide de nombreux pays asiatiques désirant continuer à promouvoir les échanges économiques avec la Birmanie, les civils ont largement pâti de cette économie ébranlée. On estime en effet à 100 000 le nombre de chômeurs des suites de ces sanctions. Dans la lignée de son agenda politique de 2003, la junte militaire soumit une nouvelle Constitution au référendum en 2008. Ayant pour objectif de démocratiser la vie publique et de mettre en place des élections législatives, le texte fut dénoncé par l’opposition qui y vit une « mascarade ». Or, cette Constitution est la source même de problèmes structurels qui ressurgissent encore aujourd’hui et qui ont amené au putsch de février 2021, puisqu’elle constitue le point d’ancrage d’un régime hybride partageant le pouvoir entre civils et militaires. En effet, la Constitution de 2008 garantit à l’armée un quart des sièges de députés et le contrôle des 3 ministères les plus puissants (Intérieur, Défense, et Gestion des frontières). Les dirigeants civils occupaient jusqu’à présent le reste du pouvoir, avec l’idée que leur pouvoir découlait de celui de l’armée. En d’autres termes, la démocratie civile était concédée et pouvait être abrogée d’un moment à l’autre. Or, c’est à travers cette tare systémique que peuvent être compris les récents évènements en Birmanie.
Depuis maintenant plus d’une semaine, les manifestations s’enchaînent en Birmanie. Soutenant par là-même la leader de la LND qu’ils idolâtrent, les birmans se mobilisent pour faire valoir leur droit à une représentation démocratiquement élue. Pourtant, c’est bien la légitimité démocratique du parti d’Aung San Suu Kyi que conteste le gouvernement militaire en place. Si la LND a officiellement remporté les élections législatives du 8 Novembre 2020 en infligeant une cuisante défaite au Parti de l’Union, de la Solidarité et du Développement (PUSD) affilié à l’armée, la junte soutient depuis plusieurs semaines que le scrutin fut entaché d’irrégularités en faveur du parti de la dame de Rangoun. Poussée par cet affront à la démocratie qu’elle chérit tant, l’armée réalisa un coup d’Etat le 1er février 2021, menant à l’arrestation de plusieurs figures de l’opposition, dont la leader de la LND, et le Président de la République Win Myint.
La junte entend réaliser le souhait d’une opinion publique désireuse d’être « débarrassée de tous les malfaiteurs » (propos de Min Aung Hlaing, commandant en chef de l’armée) et a fait de la fraude électorale son cheval de bataille. Dans la lignée de ce discours, le militaire assure que la junte ne compte pas gouverner le pays et promet que de nouvelles élections seront bientôt programmées. Empreint d’un vif sentiment d’injustice, le général n’a pas hésité à appliquer la loi martiale dans tous le pays, avec pour objectif de faire de la Birmanie une démocratie disciplinée. Entre les déploiements de blindés pour calmer les ardeurs des manifestants, les perquisitions à domicile sans mandat, les réseaux téléphoniques coupés, les aéroports fermés, et la détention d’opposants sans autorisation d’un juge, les atteintes au droit international se multiplient dans le pays aux mille pagodes.
Pourtant, les réactions de la communauté internationale restent contrastées à ce sujet. Si les occidentaux condamnent fermement les actions du gouvernement en place, les voisins asiatiques de la Birmanie se montrent plus frileux dans leurs réactions. Même si Aung San Sur Kyi s’est faite la paria de la Communauté internationale, tant pour sa conception autocratique du pouvoir que pour son silence coupable lors du génocide des musulmans Rohingyas - génocide qu’elle a par ailleurs réfuté en se faisant l’avocate des actions de la junte militaire à l’encontre de la minorité musulmane devant la Cour de Justice Internationale en 2019 -, elle a rapidement reçu le soutien des pays occidentaux. L’administration Biden a par exemple appelé l’armée à libérer tous les responsables du gouvernement et à respecter la volonté du peuple, tout en annonçant le gel des avoirs de certains généraux birmans et imposé des limites aux exportations américaines vers la Birmanie. De même, l’UE, le Royaume-Uni et plusieurs autres membres du Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies ont demandé une réunion d’urgence pour débattre de la situation. Pourtant, dans la lignée de leur politique « anti-ingérence extérieure », la Chine et la Russie, acteurs de poids sur la scène internationale, se montrent plutôt réservées. Désireuses de conserver leurs relations économiques avec une junte militaire à la tête d’un pays riche en ressources naturelles, elles bottent en touche en matière de condamnation : la première appelle les birmans à régler leurs différends dans le cadre de la Constitution tandis que la seconde « suit et analyse attentivement la situation ». Enfin, la question des sanctions économiques semble être à double tranchant. Si elles pourraient servir de levier contre le régime en place, celles-ci pourraient tout autant avoir un double effet contre-productif puisque la population serait la première victime et le départ des compagnies étrangères rapprocherait encore un peu plus la junte de la Chine.
Ainsi, bien que les condamnations pleuvent sur la Birmanie, celles-ci sont pour l’instant sans effet. Peinant à être sur la même longueur d’onde, la Communauté internationale semble révéler malgré elle une impuissance des puissances, chère à Bertrand Badie. C’est alors à la population birmane elle-même qu’incombe le devoir de se battre pour la démocratie. Laissées à elles-même par la Communauté internationale et par une leader emprisonnée qui a toujours été consciente des limites que posait la Constitution de 2008, les jeunes générations n’ont connu qu’un semblant de démocratie jusqu’à présent. Dès lors, il ne fait nul doute que celles-ci se battront contre une junte qui leur vole leur avenir et leur espérance, et tout laisse à penser que les manifestations ne sont pas prêtes de s’interrompre.
Le géant de la bière japonais Kirin se retire d’un partenariat avec Myanmar Economic Holdings Limited (MEHL), l’un des deux grands conglomérats birmans dirigé par l’armée du pays. Le partenariat prenait la forme de l’entreprise commune Myanmar Brewery Limited (MBL), dont Kirin détenait 55% des parts. Cette rupture est une conséquence directe du Coup d'État du 1er février 2021, dont le protagoniste, le général Min Aung Hlaing, est étroitement lié à Myanmar Economic Holdings Limited.
Dans une déclaration, Kirin Beer explique que la visée du partenariat lors de la signature en 2015 était l’enrichissement du pays qui vivait une phase de démocratisation importante. Elle pensait pouvoir atteindre cet objectif à travers son entreprise commune avec MEHL ; mais au vu des circonstances actuelles, elle n’a d’autre choix que de mettre un terme au partenariat.
Cette déclaration a été bien accueillie par la majorité des organisations internationales et associations humanitaires ; mais, pour certains, elle est bien trop tardive. En effet, un rapport des Nations Unies avait établi dès 2018 qu’il existait un lien très étroit entre MEHL et le général Min Aung Hlaing, l’un des responsables du génocide des Rohingyas, et aujourd’hui auteur du coup d’état. Min Aung Hlaing, qui a saisi le pouvoir le 1er février 2021 a été personnellement sanctionné par les Etats-Unis et le Royaume-Uni, et est accusé de génocide, de massacre et de torture systémique entres autres par les Nations Unies. Dans ce rapport, il est également signalé que l’entreprise commune Myanmar Brewery Limited a fait un don à hauteur de trente mille dollars afin de contribuer aux opérations de déplacement des populations Rohingyas dans l'État du Rakhine. Kirin a donc plus ou moins directement contribué au génocide des Rohingyas, ce qui est dénoncé depuis sa révélation par de nombreuses organisation internationales tel Human Rights Watch, Amnesty International ou encore Justice for Myanmar. En effet, un partenariat avec une entreprise du calibre de Kirin Beer permet à l’armée birmane isolée d’obtenir une source de financement très précieuse, et lui confère surtout une forme de légitimité internationale, fortement condamnée par les Nations Unies et de nombreux Etats occidentaux. D’autres entreprises internationales qui travaillent en étroite collaboration avec MEHL, comme le géant de l’acier sud-coréen POSCO ou encore Pan-Pacific et RMH Singapore devraient donc prendre exemple sur Kirin, afin de montrer leur engagement dans la lutte pour la démocratie.
Valentin Laurent et Charlotte Le Roux
Sources :
https://www.bbc.co.uk/news/world-asia-55902070
https://www.bbc.co.uk/news/55918746
https://www.bbc.co.uk/news/world-asia-55901067