« La différence entre le peuple et le public, c'est que le public paye... Mais à l'usage, on s'aperçoit qu'un billet de théâtre est souvent moins coûteux qu'un bulletin de vote. »
Guy Bedos
Voilà deux ans et demi que le Royaume-Uni est englué dans le Brexit. Plus exactement, dans cette procédure de retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord de l'Union européenne et de la Communauté européenne de l'énergie atomique. Sur le fond pourtant, l'affaire semble assez simple : une majorité de Britanniques a voté en faveur d'une sortie de l'Union européenne, et il s'agit maintenant de formaliser les termes de ce divorce, pour définir notamment la pension alimentaire et la garde alternée des Irlandais, des frontaliers et des expatriés.
Mais voilà, un divorce, ce n'est pas seulement la rupture du contrat de mariage, c'est aussi l'aboutissement d'années de difficultés et d'interrogations, l'extériorisation de la colère et de la tristesse, de la vengeance et des remords.
Voilà deux ans et demi donc que la vie politique anglaise est au croisement entre mélodrame et soap opera, chaque semaine apportant son nouveau protagoniste, son rebondissement, son revirement de situation. Ici, pas de romance et de personnages séduisants et glamours à l'américaine. Non, ici, on penche davantage vers le théâtre et sa règle de bienséance : pas de sang, pas de violence physique, pas de rapprochements intimes, toute violence, tout outrage et sont contenus dans la politesse protocolaire anglais, à quelques effets de manche près.
Alors de quel théâtre parlons-nous ?
Cyniquement, on pourrait rapidement conclure à la comédie en spectateur des infox, des retournements de veste et de ces images trop symboliques pour être pure coïncidences (notamment celle de ce mardi 11 décembre où Theresa May reste bloquée dans sa voiture en arrivant pour une visite à Berlin pour tenter de renégocier l'accord avec Angela Merkel). A cheval entre la farce et les ficelles grossières de l'intrigue anglaise, le théâtre de l'absurde et son impression de vide du débat, et le vaudeville et ses adultères politiques à répétition.
Non, on trempe ici dans la tragédie.
S'agit-il d'une tragédie grecque ? Il est vrai qu'on peut trouver une valeur didactique au Brexit : les Vingt Sept restant ont vite compris qu'une sortie de l'UE était difficile, voire impossible, et nombre de discours populistes ont atténué leurs critiques sur le principe même d'une Union européenne. Et on entend facilement le chœur des commentaires et critiques, de Londres à Bruxelles, en passant par Washington, chacun voulant ajouter son humble avis au brouhaha général. Mais ici, peu ou pas de masque. Le verbe est acerbe, mais la critique se fait à visage découvert.
Alors on reconnaîtra le tempo du théâtre classique, en cinq actes. Au premier acte, on expose la situation et les personnages. C'est l'été 2016, la campagne du référendum, le camp du « Leave » et le camp du « Remain », les fake news et mensonges. Au deuxième acte apparaît l'élément perturbateur : la victoire plus ou moins surprise du « Leave » (à 51,89% des voix), la démission du Premier Ministre David Cameron et l'absence de sens des responsabilités des brexiters Boris Johnson et Nigel Farage, qui s'effacent. Le troisième acte est le plus long, c'est le moment où le spectateur décroche, s'assoupit : Theresa May est nommée Première Ministre, déclenche l'article 50, et négocie longuement un accord avec les Européens, entre succession de sommets européens et détails techniques.
L'acte quatre est le plus cruel, et retient donc l'attention du public : malgré un accord finalement trouvé entre négociateurs anglais et européens, l'action se noue irrémédiablement à Westminster, entre ultra-brexiters partisans d'un no deal, hard-brexiters partisans d'une renégociation de l'accord, conservateurs partisans de l'accord négocié, partisans d'un compromis à la norvégienne, travaillistes loyaux, et partisans d'un second referendum et d'un no Brexit.
Alors voilà le cinquième et dernier acte qui s'ouvre, et qui devrait logiquement se conclure par la mort d'un ou plusieurs personnages. Ce mercredi 12 décembre au soir, les députés conservateurs se prononceront sur un vote de défiance à l'encontre de Theresa May, plus de 15% des députés conservateurs en ayant fait la demande (soit 48 sur les 315). En cas de succès du vote de défiance, c'est Macbeth de William Shakespeare, qui se termine avec la tête coupée du héros présentée au public. En cas d'échec, c'est En attendant Godot de Samuel Beckett, ironiquement d’origine irlandaise :