L'Europe sans leader ou pourquoi le moteur franco-allemand toussote
L'Europe sans leader ou pourquoi le moteur franco-allemand toussote
17 Nov
17Nov
Cet article est à valeur d'opinion, en ce sens il est évidemment sujet à débat. Toutefois, j'ai essayé de toujours m'appuyer sur des faits pour soutenir une analyse qui reste subjective.
En 2017, Emmanuel Macron avait fait campagne avec succès sur la thématique d'une "Europe qui protège" les citoyens des conséquences négatives de la mondialisation. Dans un monde où l'ordre géopolitique hérité de la fin de la guerre froide s'effrite, notamment du fait d'un néo-unilatéralisme américain et de l'émergence chinoise, le Président de la République souhaite un renforcement de l'intégration européenne.
En ce sens il a émis des propositions ambitieuses, voire irréalistes selon certains de ses partenaires européens. Surtout il a fait de la relance du couple franco-allemand un axe clé de sa politique européenne.
A mi-mandat et suite aux dernières élections européennes, on peut dresser un premier bilan contrasté de l'action européenne du Président de la République.
Des succès relatifs
Si la France a incontestablement retrouvé une plus grande influence en Europe, les progrès accomplis en matière d'intégration apparaissent modérés au regard des ambitions françaises :
Après un long marathon diplomatique à travers tout le Vieux continent pour le Président Macron et des débats houleux pendant 2 ans entre la Commission, le Conseil européen et le Parlement européen, la directive sur le détachement des travailleurs de 1996 a été réformé dans le sens voulu par la France (voir les modalités de la réforme en annexe). En principe cette modification de la directive vise ainsi à "garantir une meilleure protection des travailleurs détachés et une concurrence loyale pour les entreprises"
De plus, à la suite des élections européennes, Emmanuel Macron est parvenu à imposer ses choix concernant la nomination des membres de la nouvelle Commission et le remplacement de Mario Draghi à la tête de la BCE. En effet, la validation du double ticket Lagarde-Von der Leyen est la preuve d'une influence retrouvée de la France au sein des institutions européennes et d'une certaine habilité politique du Président français. Avec l'arrivée de Christine Lagarde, ex-ministre de l'économie et des finances sous la Présidence Sarkozy et ancienne directrice générale du FMI, la France a évité le spectre d'une nomination de Jens Weidmann, le président de la Bundesbank, notoirement hostile à la politique de Quantitative easing et plus généralement à une intervention de la BCE dans l'économie. Par ailleurs, Ursula Von der Leyen (francophone en partie élevée à Bruxelles et ex-ministre de la défense en Allemagne) est connue pour être favorable à des projets européens dans le domaine de la défense.
Enfin le Traité d'Aix-la-Chapelle, signé à l’occasion du 56e anniversaire du traité de l’Élysée en janvier, se traduit par quelques avancées (voir en annexe) vers un renforcement de la coopération franco-allemande, pour la recherche dans l'IA ou l'intégration transfrontalière. Il est aussi accompagné par le projet SCAF (un avion de combat franco-allemand fabriqué par Dassault et Airbus qui devrait remplacer le Rafale et l'Eurofighter à horizon 2040) et celui d'un char franco-allemand (ce blindé commun annoncé en 2017 devrait également être prêt à horizon 2040). La réussite de ces 2 projets est essentielle pour que l'Europe puisse maintenir une forme d'autonomie stratégique. Paris et Berlin voudraient notamment éviter que l'UE devienne dépendante de l'industrie de défense américaine et de son F35 (le nouvel avion de combat américain). Enfin on peut y ajouter la volonté commune de promouvoir la création de géants industriels européens de rang mondial. Le projet de fusion entre Alstom et Siemens (qui a finalement été rejeté par la Commission afin d'éviter l'émergence d'une situation de monopole sur le marché européen du ferroviaire) s'inscrivait ainsi dans cette logique. Une stratégie française qui ne prend pas suffisamment en compte les évolutions politiques et institutionnelles de l'UE
Mais en centrant sa stratégie européenne sur la coopération franco-allemande, Emmanuel Macron a subi l'affaiblissement politique (autant qu'il en a profité) d'Angela Merkel et négligé les divergences de fond qui opposent Paris à Berlin.
-A l'occasion du discours de La Sorbonne en septembre 2017, Emmanuel Macron avait appelé l'Allemagne à s'associer à son initiative de refonte du projet européen. Toutefois, le Président de la République a dû subir pendant plusieurs mois la laborieuse reconstitution de la Grande Coalition unissant la CDU-CSU (Merkel) au SPD (la gauche allemande).
-In fine, Emmanuel Macron doit composer avec une chancelière affaiblie par les résultats des élections allemandes (son parti a perdu plus de 8% des voix et le SPD plus de 5%) et qui dispose désormais d'une marge de manœuvre réduite pour véritablement faire progresser l'UE dans la voie de l'intégration. -Surtout les divergences stratégiques restent fortes entre les deux futures grandes puissances de l'UE avec le retrait britannique. Dans le domaine militaire, l'Allemagne, malgré une évolution observable du côté de la droite allemande et un engagement mesuré en Afghanistan et au Mali, reste peu interventionniste (contrairement à la France) du fait de son histoire au 20ème siècle (Dominique Moisi évoque à cet égard un désir d’impuissance). Le refus allemand d'exporter des armes vers l'Arabie Saoudite suite à l'affaire Kashoggi signale aussi les difficultés inhérentes au développement d'un armement franco-allemand à l'avenir : comment la France réagirait-elle si l'Allemagne devait bloquer des exportations d'un avion franco-allemand pour des raisons politiques ? -Toujours dans cette veine, on retiendra les différences franco-allemandes sur la vision du rôle de l'OTAN. Dans une interview à The Economist le Président français avait jugé l'Alliance atlantique comme étant "en état de mort cérébrale", déplorant le manque de coordination entre les Etats-Unis et l’Europe et le comportement unilatéral de la Turquie en Syrie. Lui répondant, Angela Merkel a jugé la position française comme étant "radicale", ce qui souligne encore une fois le décalage franco-allemand en matière stratégique. -Enfin les conceptions économiques allemandes et françaises restent toujours divergentes, la France continuant par exemple de réclamer une relance plus forte de la dépense publique en Allemagne. A l'inverse, une partie de l'opinion allemande reste exaspérée par la non-réduction du déficit structurel de la France...
De plus, la diplomatie française en Europe, parfois qualifiée d'arrogante par certains Etats-membres de l'UE, fait face à l'opposition de "petits pays", qui, réunis, disposent d'un poids politique suffisant pour contrer les velléités réformatrices de la France. On peut notamment citer le bloc constitué par les pays du groupe de Visegrad et celui formée par la Ligue Hanséatique. - Le premier, formé de la Slovaquie, de la Tchéquie, de la Hongrie et de la Pologne avait été constitué en 1991, afin de mettre en place des coopérations entre ces États, en vue d’accélérer le processus d’intégration européenne. Mais aujourd’hui, ce groupe qui pèse près de 63 millions de personnes représente une force globalement hostile à certains projets de coopération européenne : que ce soit pour la mise en place de quotas de répartition des réfugiés à l'échelle européenne ou pour le développement d'une autonomie stratégique des Européens vis-à-vis des États-Unis dans le domaine de la défense. Plus largement, un puissant clivage idéologique (concernant le multiculturalisme en particulier) et économique séparent encore l’Europe de l'Ouest et l'Europe de l'Est. Le président français a ainsi été fort peu diplomatique en affirmant que « certains États d'Europe de l'Est trahissent par une approche cynique de l'Union qui servirait à dépenser les crédits sans respecter les valeurs ». - Enfin la Ligue Hanséatique, qui regroupe les pays du Nord de l'Europe et les pays baltes autour de la Hollande, est fortement hostile aux idées d'intégration économique et budgétaire de la Zone euro portées par la France (le projet budget de la zone euro a ainsi été renvoyé aux calendes grecques). Rappelons à cet égard les modalités de prise de décision au sein de l'Union européenne : depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, l'adoption d'une proposition de la Commission par le Conseil européen se fait en vertu de la double majorité (55% des Etats membres, 65% de la population de l'UE) et doit éviter la minorité de blocage (4 Etats minimums). De plus, lorsque le Conseil ne statue pas sur une proposition de la Commission européenne, le seuil de la majorité qualifiée est fixé à 72% des membres représentant au moins 65% de la population. Ces modalités de gouvernance de l'Union impliquent donc de nécessaires compromis entre les Etats membres.
Sans même évoquer les politiques soumises au vote à l'unanimité (affaires étrangères, défense, fiscalité, ou sécurité sociale), on se rend donc bien compte qu'à lui seul le couple franco-allemand n'est plus en capacité d'imposer des décisions politiques sans recueillir l'assentiment d'une large majorité des autres membres de l'Union. Enfin encore faudrait-il que Paris et Berlin puissent s'accorder sur des propositions communes....
Ces mécanismes de gouvernance expliquent notamment pourquoi le projet de taxation des GAFA à l'échelle européenne a échoué, et ce, malgré une ambition limitée (taxation à 3% à l'échelle de l'UE du CA). Après 2 ans de négociations et face à l'opposition de l'Irlande et le scepticisme de l'Allemagne (les Allemands craignaient une réponse « trumpienne » sur la taxation des berlines allemandes et préféraient attendre la fin des négociations encore en cours au sein de l'OCDE pour une taxation des géants du numérique), la France a finalement adopté seule un nouvel impôt dirigé contre les GAFA.
Enfin, en s'opposant à la procédure du Spitzenkandikat qui veut qu'un membre du parti, arrivé en tête aux élections européennes, accède à la Président de la Commission (en l'occurrence le Bavarois Manfred Weber, issu de la droite européenne), Emmanuel Macron s'est attiré les foudres du Parlement européen. Le refus du Parlement européen de valider l'investiture de Sylvie Goulard au poste de commissaire européennepeut ainsi être interprété comme une réponse du parlement européen au "coup de force" du Président français. A long terme, l'hostilité des parlementaires à l'égard d'Emmanuel Macron pourrait contribuer à déstabiliser la gouvernance de l'UE. Surtout, La République en Marche et ses alliés du groupe des libéraux ne sont absolument pas majoritaires dans un Parlement fracturé dans lequel le duopole, traditionnellement formé par le PPE (la droite européenne) et les Sociaux Démocrates, ne peut plus prétendre à composer une majorité. De fait, le Président de la République ne dispose pas au Parlement européen d'une réelle majorité pour faire avancer ses propositions de réforme.
Dès lors, l'Europe semble faire face à une crise de leadership : à l'heure où ni la France, ni l'Allemagne ne peuvent assumer un leadership réel en solitaire, le moteur franco-allemand apparait lui-même obsolète pour dynamiser une Union éclatée en différents blocs coalisés selon les circonstances. Surtout l'éclatement politique des forces européennes exige la recherche de compromis que ces dernières ne semblent pas toujours vouloir consentir. Malheureusement, l'Europe, divisée, ne dispose toujours pas du leadership nécessaire pour s'affirmer face aux rivaux géopolitiques que sont la Chine, la Russie et même les Etats-Unis...
Augustin Descours Arbona
Source : France Diplomatie sur le contenu du Traité d'Aix la Chapelle -https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/allemagne/relations-bilaterales/traite-de-cooperation-et-d-integration-franco-allemand-d-aix-la-chapelle/ -https://www.usinenouvelle.com/editorial/les-cinq-points-cles-de-la-nouvelle-directive-europeenne-sur-les-travailleurs-detaches.N700109
-https://www.touteleurope.eu/actualite/qu-est-ce-que-la-taxe-gafa.html : sur la projet d'une taxe GAFA