La défense européenne (1/2) - Rétrospective historique : d’une défense européenne à une défense atlantiste
La défense européenne (1/2) - Rétrospective historique : d’une défense européenne à une défense atlantiste
08 Dec
08Dec
En 1954, les députés français rejettent le plan Pleven qui prévoit l’instauration d’une armée supranationale entre les six pays fondateurs de l’Union Européenne, placée sous la supervision du commandement général de l’OTAN. Si cette armée n’est donc pas totalement indépendante de la volonté des États-Unis, elle était tout de même une porte ouverte à une future grande défense européenne. Soixante-cinq ans plus tard, la France peut s’en mordre les doigts tant cette porte semble verrouillée de nos jours…
La célèbre question du réarmement allemand
Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe bascule rapidement dans la Guerre Froide. Son territoire, et tout particulièrement l’Allemagne, devient le premier lieu d’affrontement indirect entre les deux blocs. Dans ce contexte, les États-Unis, appuyés par le Royaume-Uni, défendent un réarmement rapide de la République Fédérale d’Allemagne, dossier particulièrement sensible et tabou dans les années de l’après-guerre en France. Le secrétaire d’État américain à la défense déclare : « Je veux des soldats allemands en uniforme pour l’automne 1951 ». En voyage à New-York en septembre 1950, le ministre des Affaires Étrangères Français de l’époque réitère le refus de la France à toute proposition de réarmement de l’Allemagne. Néanmoins la France est consciente que ces soutiens au sein de l’Alliance Atlantique sont limités (seuls la Belgique et le Luxembourg soutiennent la position française), et engage donc sous la direction de Robert Schuman des discussions avec les États-Unis et le Royaume-Uni. Sur le modèle du plan Schuman, la France propose donc un réarmement de la RFA sur une base supranationale européenne et non dans un cadre national, ce plan éviterait selon la France une renaissance du « militarisme allemand »ii. Pour Robert Schuman, fédéraliste européen convaincu, la création d’une défense supranationale européenne est structurellement complémentaire à la CECA, dans une perspective d’un futur état fédéral européen.
Face aux exigences américaines croissantes, le Président de la République Française, Réné Pleven, confie à Jean Monnet, autre grand Père fondateur de la construction européenne, la lourde tâche d’élaborer un projet militaire européen. Ce dernier travaille à la mise en œuvre du plan de Schuman, et le conseil des ministres vote le 8 octobre 1950 sur cette base le « plan Pleven ». Le plan prévoit la création d’une défense commune et d’une armée européenne sous commandement d’un ministre européen de la défense, disposant d’un budget propre. Les contingents sont constitués par les apports des six pays de la CECA qui sont incorporés dans cette armée européenne, « au niveau de l’unité la plus petite ». Cette dernière motion est vitale pour la France et est d’ailleurs largement approuvée par l’Assemblée nationale. Elle empêche de facto la renaissance d’un état-major allemand et permet de dissoudre les unités allemandes dans les bataillons européens, supprimant ainsi tout risque de réapparition d’un nationalisme et militarisme allemand.
De ce plan naît un traité instituant une communauté européenne de défense (CED) signée en 1952 par les six pays fondateurs de la construction européenne. Il convient ici de souligner que le traité s’appuie sur le travail réalisé pour le plan Pleven mais qu’il en modifie certaines modalités. La RFA gagne au change, puisque le traité est plus souple et qu’un certain nombre d’exigences françaises sont largement assouplies. Retenons d’une part que la RFA devient par la CED pleinement souveraine et qu’elle se dote de douze divisions nationales incorporées dans l’armée commune ; et d’autre part que la CED n’est plus supranationale dans son fonctionnement, comme le souhaitait Jean Monnet, notamment puisque le ministre de la défense européen est remplacé par un conseil des six ministres de la défense. Il est par ailleurs important de souligner que contrairement à l’idée reçue, la communauté européenne de défense doit être intégrée à l’OTAN et n’est donc en aucun cas une structure indépendante des américains. L’article 38 du traité mentionne néanmoins que : « l’organisation de caractère définitif qui se substituera à la présente organisation devra être conçue de manière à pouvoir constituer un des éléments d’une structure fédérale ou confédérale ultérieure, fondée sur le principe de la séparation des pouvoirs et comportant, en particulier, un système représentatif bicaméral ». La porte pour la construction d’une véritable défense européenne souveraine est donc bien ouverte !
La contestation et l’échec du traité
Ce traité signé par les six chefs d’états devait ensuite être ratifié par les différents parlements. En France, le traité divise profondément le monde politique pendant deux ans, au point de paralyser la vie politique nationale. La seule chose claire est, qu’aux cédistes s’opposent les anticédistes… Les chrétiens démocrates du MRP défendent en grande majorité le traité tandis que les communistes et les gaullistes s’y opposent fermement. Radicaux et socialistes sont, pour leurs parts, profondément divisés et aucune position claire n’est prise. Le sujet devient de plus en plus sensible si bien que tous les nouveaux présidents du conseil s’efforcent de repousser la ratification pour éviter leur chute. Au fil de ces deux années, les cédistes tendent à perdre leur aura ; leur rhétorique fondée sur la peur du communisme s’estompe avec la mort de Staline en 1953 et l’instauration de la coexistence pacifique de Khrouchtchev. Dans le même temps les États-Unis font pression sur la France faisant monter un sentiment d’anti-impérialisme américain ; selon De Gaulle, le CED n’est qu’un instrument de plus d’une mainmise des États-Unis sur la souveraineté française. Pierre Mendès France, président du conseil entre 1954 et 1955 se risquera finalement à soumettre le traité au vote. Le traité est rejeté le 30 août 1954 par l’Assemblée Nationale qui avorte ainsi le projet ; le vote entraîne l’expulsion de membres dans plusieurs partis, la démission de Jean Monnet de la haute autorité de la CECA, et la colère des chrétiens démocrates qui baptisent ce vote « le crime du 30 août ».
L’avortement de la CED bloque à nouveau la question cruciale du réarmement allemand que les États-Unis défendent. Une solution est alors trouvée en 1954 et actée un an plus tard. Le réarmement national de la RFA se fera dans le cadre de l’Union de l’Europe Occidentale (UEO), instance de défense et de sécurité entre la France, le Royaume Uni, l’Italie et le Benelux.iii Le traité, qui abandonne pourtant tout caractère supranational, est ratifié de justesse en France notamment parce que paradoxalement les conditions de réarmement de l’Allemagne sont moins restrictives que celles de la CED. L’Allemagne possède dorénavant sa propre armée nationale dans le cadre bien défini de l’UEO, UEO qui est elle-même sous la direction de l’OTAN ; et encadrée par l’agence de contrôle des armements (ACA), qui interdit notamment à la nouvelle armée allemande de se doter d’armes nucléaires, bactériologiques ou chimiques.
Les conséquences de l’échec de la CED sont multiples ; d’une part la construction européenne telle qu’elle avait été pensée par les Pères fondateurs est dans l’impasse (rejet d’une construction supranationale) et d’autre part, et c’est ici le point qui nous préoccupe le plus, l’Europe a fait le choix d’une défense résolument atlantiste. Ce choix bouleverse la construction du tout au tout, une Europe de la solidarité s’efface au profit d’une Europe des nations concurrentielles, l’Europe de la défense est remplacée par le marché commun. La difficulté aujourd’hui des Européens à s’unir résulte du choix de ces derniers mêmes de s’en remettre aux États-Unis pour les affaires de sécurité et de défense.
Matéo Garbe
i ex-Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA) signée en 1951 et regroupant la France, l’Allemagne, le Benelux et l’Italie.
ii le militarisme allemand est une idéologie donnant la primauté à la guerre, l’économie et la société sont alors dévouées à cette cause. Après la guerre, l’idée prédomine en France que le renouveau d’une « Wehrmacht » amènera inévitablement à un retour un jour ou l’autre du militarisme allemand, militarisme jugé responsable de la Seconde Guerre mondiale.
iii L’UEO est en fait une réactivation du traité de Bruxelles signé en 1948 par la France, le Royaume-Uni et les pays du Benelux ; traité qui prévoit l’instauration d’une coopération rapprochée entre ces pays dans le domaine de la sécurité et de la défense.