01 Dec
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Près d'une quarantaine de dirigeants africains se sont réunis ces 23 et 24 octobre 2019 à Sotchi  Ce sommet Russie-Afrique était censé marquer le grand retour de la Russie sur le continent africain tant du point de vue économique (vente d'armes russes, de centrales nucléaires comme en Égypte par exemple) que diplomatique. Si la Russie est incontestablement en retard sur les autres puissances en Afrique (Chine ou France), le sommet de Sotchi illustre néanmoins les grandes ambitions géopolitiques de la Russie. En effet depuis 2008 (intervention russe en Géorgie) et surtout à partir de son implication dans la guerre Syrienne commencée en 2011 ainsi que dans le conflit Ukrainien, marqué par l'annexion russe de la Crimée (2014), la Russie fait valoir de grandes ambitions de puissance. 


Si la Russie dispose de multiples atouts tels que son étendue territoriale (17M de km2), son arsenal nucléaire, un appareil militaire efficace, une industrie régalienne de qualité (armements, nucléaire civil, aérospatial) ou encore son statut de membre permanent au Conseil de Sécurité à l'ONU, il peut néanmoins paraître surprenant que la Russie puisse exercer une telle influence dans la géopolitique mondiale.


En effet, la Russie souffre également d'indéniables handicaps: son budget militaire est inférieur à un dixième du budget de défense américain, et même à celui de l’Arabie Saoudite. De plus le PIB du pays est inférieur à celui de l’Italie et le taux de croissance limité (après le rattrapage des années 2000), tandis que le PNB par habitant en PPA/$ n’est même que de 63% de la moyenne des pays développés. Surtout l’économie russe reste encore largement une économie de rente (65% des exportations viennent des hydrocarbures…), marquée par la corruption, et dont la population vieillissante (indicateur de fécondité proche de 1,8 enfant par femme) ne représente que 2% de la population mondiale. Enfin la politique étrangère russe suscite une opposition ferme des pays occidentaux, ce qui à long terme pourrait représenter non seulement un risque économique (cf l'impact des sanctions économiques), mais aussi politique et diplomatique en isolant partiellement la Russie de l'Europe.

Dès lors, il s'agit de tenter une analyse plus fine de la puissance russe et des leviers d'influence exercés par la Russie au moment où l'ours russe est présenté comme une  menace stratégique par l'appareil d’État américain et par une partie des Européens, notamment dans les anciennes démocraties populaires. 


Le grand retour de la Russie dans la géopolitique mondiale:


A la fin de la guerre froide, la Russie issue de l'éclatement de l'URSS était exsangue: avec les multiples déclarations d'indépendances d'anciennes républiques socialistes, la Russie a perdu près de 25% du territoire de l'ancienne URSS. D'un point de vue géopolitique elle ne pouvait également plus compter sur l'atout politique que représentait le Pacte de Varsovie. De plus, d'un point de vue économique le passage d'une économie socialiste à une économie capitaliste s'est fait dans la douleur pour la Russie avec la mise en place "d'une thérapie de choc". La transition vers une économie de marché s'est en effet payée au prix fort avec des privatisations sauvages grâce auxquelles les oligarques se sont fortement enrichis (10% des Russes détiennent aujourd'hui 70 %¨de la richesse du pays) alors même que le niveau de pauvreté  augmentait (selon les critères d'Eurostat le taux de pauvreté atteindrait près de 30% de la population en 2017 contre près de 17% dans l'UE). Autre preuve de l'impact d'une application stricte (trop) du consensus de Washington: le pays a retrouvé en 2004 seulement son niveau de PIB/habitant de 1991.


C'est à partir du début des années 2000 que la Russie, affaiblie par à une conversion chaotique à l'économie de marché et par la perte du bloc de l'Est, perte ressentie d'autant plus durement que bon nombre des anciennes démocraties populaires étaient entrées dans une phase d'intégration à l'OTAN et à l'UE, a entamé la reconstruction de sa puissance perdue. Vladimir Poutine s'est ainsi attaché à moderniser graduellement l'appareil militaire russe tout en bénéficiant du super-cycle des matières premières pour relancer l'économie russe. 

Le discours du Président russe à la Conférence de Sécurité de Munich en 2007 ainsi que l'intervention militaire russe en 2008 pour soutenir les indépendantistes de l'Ossétie du Sud contre le gouvernement central géorgien étaient les premières preuves du retour de la Russie sur la scène internationale et de l'émergence d'un discours anti-occidental et surtout anti-américain.


Mais c'est véritablement à partir de la guerre civile syrienne que la Russie s'est définitivement réimposée comme un acteur international de premier plan, notamment au Moyen-Orient. Révulsée par l'intervention franco-britannique en Lybie (2011) qui ne devait, d'après le mandat onusien obtenu auprès du Conseil de Sécurité (donc concédé par la Russie), qu'éviter le bain de sang promis par Khadafi et non pas renverser ce dernier, la Russie s'est en conséquence fortement investie au Proche Orient pour y défendre ses intérêts. Elle s'y oppose fortement à la notion de "devoir d'ingérence" soutenue par une partie des élites occidentales et selon laquelle, il existerait un devoir d'intervenir directement dans les affaires d'un pays tiers au nom de la sauvegarde des droits de l'homme. 


Assumant, au moins dans les discours, le rôle de protecteur des chrétiens d'Orient dès le 18ème, la Russie n’a cessé d’être présente au Moyen-Orient. Un moment écartée par la diplomatie américaine (expulsion des coopérants russes d’Égypte en 1972 par Sadate) puis pendant sa période d’affaiblissement dans les années 1990, elle a toujours maintenu une relation étroite avec la Syrie.


Son retour en force au Moyen Orient est dû à plusieurs facteurs. Tout d’abord une réticence fondamentale à l’égard des « Printemps arabes » et un soutien de principe aux États existants, que les régimes locaux ont appréciés. Ensuite l’image cultivée d’un appui sans faille aux « amis » que l’on n’abandonne pas comme les Américains sont supposés l’avoir fait pour Moubarak en Égypte. A cet égard le soutien militaire russe à la Syrie est édifiant. Par ailleurs l'intervention russe était aussi motivée par des intérêts stratégiques tel que le maintien d'une base militaire à Tartous qui donne à la Russie un accès à la Méditerranée.

Le bilan de 8 ans de guerre civile est d'ailleurs plutôt favorable à la Russie: Bachar el Assad est toujours au pouvoir et a repris le contrôle sur la majorité du pays. De même, l’Armée syrienne libre a été annihilée, les forces armées d’opposition modérée éliminées tandis que par un accord avec les Kurdes des YPG pour les protéger de la dernière opération Turque, Damas s'est assurée une reprise en main du Nord du pays.


Au-delà la Russie s'est imposée comme l'arbitre (ironiquement la Russie soutient pourtant Damas) de la paix en réunissant à Astana les deux puissances régionales appuyant d’un côté les rebelles (la Turquie sunnite) et de l’autre le Gouvernement Syrien (l’Iran chiite). Mieux encore la Russie est parvenue à diviser l'OTAN par un rapprochement fortuit avec la Turquie: pour la première fois un membre de l'OTAN a pris la décision d'acheter des armes russes (des missiles S400) et ce malgré de fortes pressions américaines. Enfin, la Russie s'est aussi rapprochée de l'Arabie Saoudite, l'allié traditionnel des États-Unis dans la région depuis 1945 du fait d'un intérêt mutuel à la collaboration pour la maîtrise du marché pétrolier, et ce tout en conservant des relations cordiales avec Israël.


Ainsi la Russie apparait aujourd'hui comme l'acteur le plus influent au Moyen-Orient car elle est en capacité de s'adresser à tous et qu'elle parvient à remplir ses objectifs politiques à un coût militaire minime. 

Dernier grand signe du retour de la Russie sur la scène internationale: l'annexion de la Crimée (donnée en cadeau à l'Ukraine par Khrouchtchev pendant la guerre froide) en 2014 à la suite d'un référendum local au mépris du droit international et d'une résolution (non contraignante) de l'Assemblée générale des Nations-Unies en 2014.

Après le renversement en février 2014 par le peuple de la place Maïdan à Kiev de Ianoukevitch (un dirigeant pro-russe), la Russie, échaudée par l'élargissement de l'OTAN aux pays d'Europe de l'Est dans les années 2000, et craignant l'émergence d'une Ukraine définitivement arrimée à l'OTAN est intervenue, sans jamais le reconnaitre officiellement, dans le Donbass (Est de l'Ukraine) en soutenant les séparatistes pro-russes. Cette intervention russe fait écho à la "guerre du gaz" entre la Russie et l'Ukraine à la suite de la Révolution orange de 2004 qui avait porté au pouvoir des atlantistes en Ukraine (en privant occasionnellement l'Ukraine de gaz, la Russie faisait pression sur son voisin). Non seulement l'Ukraine et la Crimée représentent un enjeu géopolitique (maintenir un glacis stratégique contre l'OTAN et préserver la base navale de Sébastopol en Crimée qui garantit un accès de la Russie aux mers chaudes) mais aussi un fort enjeu historique: le centre historique de la nation russe est en effet Kiev et non Moscou ou Petersburg. 

Aujourd'hui encore la situation dans le Donbass reste préoccupante et sans solution, les acteurs locaux se rejetant mutuellement la responsabilité de la violation des accords de Minsk de 2015 regroupant la Russie, l'Ukraine, l'Allemagne et la France, qui devaient instituer un cessez-le-feu. 


Enfin ce retour de la puissance russe s'appuie aussi sur la résurgence de la tradition soviétique en matière de manipulation de l'information. La Russie que ce soit à l'aide de ses médias (Russia Today et Sputnik) ou au travers d'une propagande efficace sur les réseaux sociaux (Facebook et Twitter en tête) parvient à influencer directement les élections des démocraties libérales. Si l'on ne saurait imputer le Brexit ou l'élection de Trump à la Russie, force est de constater que le Kremlin parvient à déstabiliser les démocraties occidentales de l'intérieur, notamment en coalisant les oppositions internes (à cet égard le fort suivi par Russia Today du mouvement des Gilets Jaunes est significatif).


Une grande puissance par opportunisme?


Ainsi la Russie s'est imposée comme une puissance sur laquelle il faut compter. Mais au lieu de fantasmer sur la menace existentielle que représenterait la Russie pour l'ordre mondial forgé par l'Occident à la fin de la guerre froide, ne devrait-on pas plutôt considérer la Russie comme une puissance "moyenne" qui ne ferait qu'exploiter les opportunités géopolitiques issues des erreurs stratégiques des États-Unis et des puissances européennes? 


Du fait des faiblesses structurelles de l'économie russe, Moscou est dans l'incapacité effective de maintenir à long terme une position dominante, notamment au Moyen-Orient. C'est d'ailleurs en partie du fait d'un développement économique ralenti à partir des années 1960-1970 mais inhérent au système économique soviétique (inexistence d'incitations poussant les acteurs économiques à augmenter la productivité et in fine la croissance, soutien démesuré à l'industrie lourde, planification rigide, etc) que l'URSS s'est effondrée. Militairement, la Russie est également très loin de représenter une réelle menace ses dépenses militaires ne représentant qu'1/20 des dépenses de l'OTAN...

Néanmoins, la Russie ne peut pas non plus être considérée comme une puissance négligeable dont on pourrait se passer. D'une part parce que l'agressivité russe découle du sentiment d'avoir été méprisée par la puissance américaine au moment de l'affaiblissement de la Russie dans les années 1990, et d'autre part parce que la Russie n'est pas prête à abandonner certains de ces intérêts géopolitiques considérés comme essentiels. Depuis 2014, la Russie n'a par exemple pas cédé d'un iota sur la question de la Crimée et ce malgré des sanctions occidentales qui ont durement touchée l'économie russe (en 2015, le PIB russe reculait notamment de 2,5% en grande partie du fait des sanctions).

Dans ces considérations portant sur le statut de la puissance russe, il convient d'observer que les grands succès géopolitiques de la Russie s'expliquent notamment par des erreurs stratégiques des Etats-Unis et de l'Europe. Au Moyen-Orient, le recul d'Obama sur une intervention militaire en Syrie en 2011, en contradiction avec la ligne rouge édictée par le Président américain lui-même (à savoir intervenir en cas d'utilisation par Damas d'armes chimiques contre sa population), a été considéré comme un aveu de faiblesse par Poutine. Fort de ce signal, le Président russe est intervenu en Syrie, mais aussi en Ukraine, car conscient que les Etats-Unis ne se risqueraient pas à intervenir militairement en représailles. Quant à l'Europe, incapable d'élaborer une politique étrangère commune ou d'intervenir militairement sans l'aval du grand frère américain, on se doute que cette dernière ne représentait pas aux yeux de Poutine un obstacle aux ambitions géopolitiques de la Russie. De même, en abandonnant les Kurdes de Syrie à leur sort, Trump a donné carte à blanche à Poutine en lui offrant sur un plateau la possibilité de reprendre le contrôle du nord de la Syrie pour le compte de Damas...


Dès lors, la Russie apparait comme une puissance impossible à négliger, notamment dans le cadre d'une éventuelle pacification du Moyen-Orient (rien ne pourra se faire sans son approbation), voire comme une puissance disposant d'un certain pouvoir de nuisance dans la mesure où elle fragilise nos démocraties, plutôt que comme une véritable menace existentielle. Surtout c'est une puissance habile dans l'exploitation de toutes les failles géopolitiques que ses rivaux lui laissent.


Une puissance "moyenne" devenue incontournable, mais dont l'intérêt à long terme (et le notre) est au dialogue


Pour aller plus loin, ne pourrait-on pas considérer que l'Europe, en s'alignant sur la politique américaine vis à vis de la Russie, est elle-même partiellement responsable du raidissement de la diplomatie russe? En effet, en coupant les liens politiques et économiques avec l'autocratie russe, qui certes ne partage pas nos valeurs démocratiques, l'Europe ne fait-elle pas encore une grande erreur stratégique, dans la mesure où cela conduit Moscou dans les bras de Pékin? 


Dès la fin de la guerre froide, le géopoliticien américain Georges Kennan, connu pour avoir soutenu la politique de "containment" des États-Unis vis à vis de l'URSS, estimait qu'en élargissant l'OTAN trop à l'Est de l'Europe, les Occidentaux n'aboutirait qu'à crisper la Russie et à instituer un climat de néo-guerre froide. Pire encore, il observait que cela ne pourrait que fragiliser en Russie l'influence des libéraux et des pro-démocratie dans la destinée du pays. Force est de constater, 30 ans après la fin de la guerre froide, que la prophétie de Kennan s'est réalisée.


Pourtant, ni l'Europe et ni même les États-Unis n'ont intérêt à se couper définitivement de la Russie, qu'elle soit démocratique ou non. D'un point de vue commercial et énergétique, les Européens ont besoin de la Russie pour s'approvisionner en gaz. Les Allemands l'ont en partie compris en soutenant contre vents et marrées le projet de gazoduc Nord Stream 2 devant relier par la Baltique l'Allemagne à la Russie. D'un point de vue stratégique, les Américains n'ont pas non plus intérêt à renforcer un axe révisionniste anti-occidental et anti-démocratique Pékin-Moscou. Dès la guerre froide, les Etats-Unis, pendant les années 1970, dans le cadre d'une realpolitik conduite par Kissinger avait coupé la Chine de Mao de l'URSS. Cette politique, pourtant à l'encontre de l'idéologie étasunienne, était très efficace puisqu'elle isolait l'URSS d'un allié naturel et à la puissance importante. On peut d'ailleurs interpréter la "bienveillance" de Trump vis à vis de Poutine comme une tentative de réactualisation de la politique de Kissinger mais cette fois à l'encontre de la Chine, seule puissance pouvant à terme remettre en question le leadership américain (dans un monde sans Europe-puissance). 


Réciproquement la Russie, dont l'identité est partiellement européenne, ne peut à long terme miser sur une séparation définitive avec l'Europe au profit de l'Asie et de la Chine. Certes la Russie a raison de vouloir bénéficier de la forte croissance asiatique et des routes de la Soie pour son propre développement économique. En diversifiant ses partenaires commerciaux et en réduisant sa dépendance aux exportations de gaz vers l'Europe, Poutine renforce aussi l'indépendance stratégique russe. Cependant, face à la Chine, la Russie ne peut être qu'un junior partner, dans la mesure où les rapports de puissance sont devenus bien trop déséquilibrés. Au moment de l’effondrement de l’URSS, les deux économies étaient à peu près au même niveau, aujourd’hui le PIB de la Chine représente 8,5 fois celui de la Russie. En outre pour Pékin, la Russie n’est qu’un partenaire économique parmi d’autres et elle est avant tout un fournisseur de matières premières et non pas un allié essentiel, ce qui n'est pas le cas pour la Russie.

Le risque majeur de la coupure avec l'Europe est donc à terme une vassalisation de la Russie vis à vis de la Chine, ce qui n'est pas souhaitable pour Poutine.



Ainsi, la Russie, puissance en pleine recomposition depuis la guerre froide, est revenue au cœur de la géopolitique mondiale. Son retour ne passe pas inaperçu et déstabilise les pays occidentaux habitués depuis la chute de l'URSS à négliger la puissance russe. Toutefois, au regard des faiblesses structurelles de la Russie, ni l'Europe ni les Etats-Unis ne devraient considérer l'ours russe comme une menace existentielle, mais un acteur opportuniste sur la scène internationale. In fine, la Russie n’est pas une puissance en trompe l’œil mais comme le disait Bismarck, repris par Kissinger, elle n’est ni aussi forte qu’on le craint ni aussi faible qu’on le croit.


Augustin Descours

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