Le 7 octobre 2018, la police turque annonce le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi au consulat d’Arabie Saoudite à Istanbul. Cet assassinat porte indéniablement la marque du Prince héritier d’Arabie Saoudite, Mohammed Ben Salmane dit « MBS ». Aux pays du Golfe, critiquer les familles du prince demeure un crime de lèse-majesté, passible de prison voire de la mort. La lutte acharnée que se livrent Qatar, Emirats Arabes Unis et Arabie Saoudite, mais surtout ses souverains, a aujourd’hui plongé le Golfe dans une crise sans précédent. Un triptyque indépassable et une grille de lecture indispensable.
La diplomatie du carnet de chèques
Autrefois une région relativement pauvre, les pays du Golfe sont aujourd’hui en pleine folie des grandeurs. Les printemps arabes, ainsi que la chute des dirigeants Egyptiens, Syriens ou Libyens en font désormais les nouvelles puissances du monde arabe. Alors que les revenus de la rente pétrolière ne sont pas éternels, la bataille est lancée pour savoir lequel des émirats est le plus engagé dans l’effort de modernisation. En 2017, MBS acquiert le Salvador Mundi de Vinci, tableau le plus cher du monde. Quand Mohammed Ben Zayed (MBZ), Prince héritier des Emirats, s’est offert lui un Musée du Louvres, dessiné par Jean Nouvel. Posséder le plus grand gratte-ciel, le plus beau musée, la guerre du soft power est ouverte entre les enfants gâtés dont l’hybris et le besoin de puissance sont incontestables et surtout croissants. Toujours plus loin, toujours plus haut.
Mais récemment, c’est bien le petit dernier qui a fait parler de lui. Péninsule de seulement deux millions d’habitant, le Qatar obtient en 2010, l’organisation de la Coupe du Monde. « Une victoire pour nous, mais pour tous les arabes » répétait récemment le prince héritier du Qatar, Tamim ben Hamad, mais tout le monde n’est manifestement pas de son avis. A la fin de la dernière Coupe du Monde, on pouvait lire dans un célèbre journal saoudien : « la Coupe du Monde 2018 est terminé, à bientôt pour la Coupe du Monde 2026 ». La diplomatie dite du carnet de chèques et les nombreux succès du Qatar en Occident, avec l’acquisition de la Coupe du Monde, de prestigieux hôtels parisiens comme d’un véritable poids à la City londonienne (à travers le fonds QIA), passe très mal auprès de ses voisins. Plus gros piratage mondial, la chaîne BeoutQ (dehors le Qatar) retransmet illégalement les contenus de BeIN Sports et des publicités anti Qatar, un coup à plusieurs millions de dollars annuels qui serait abrité par l’Arabie Saoudite.
Une paire MBS-MBZ face au Qatar
Dans cette guerre froide, le Qatar dispose également d’une arme redoutable, la chaine d’information la plus regardée du monde arabe : Al Jazeera. Télévision d’Etat créé en 1966, elle avait pour but de libéraliser le pays et donner la parole à tous les courants politiques. Elle a été un acteur majeur du printemps arabe, et un lieu d’expression pour les extrémismes religieux. Indirectement le Qatar est entrevu comme un soutien des mouvements islamistes en Syrie, en Libye ou en Egypte. Même au sein des pays occidentaux, il est souvent considéré comme un soutien d’un islamisme très politique. Or avec le renversement des dictateurs, MBS et MBZ voient leur pire ennemi arriver au pouvoir, car le lien entre islamisme politique et le terrorisme leur semblent une évidence. Leur priorité absolue est donc d’abolir l’islamisme politique, car ce sont des forces qu’ils ne contrôlent pas. Pour Andreas Krieg, américain spécialiste de la défense : « quand MBS et MBZ voient le Qatar, ils voient les frères musulmans ». Pour les vaincre, la solution semble toute trouvée. Ils garantissent un soutien militaire au Général Sissi en Egypte, et les protestations des frères musulmans à son encontre ont terminé dans le sang.
Pourtant c’est en 2015, lorsque trois journalistes d’Al Jazeera sont condamnés à trois ans de prison au tribunal de Caire, que les tensions vont s’exacerber. Dans la quête obsessionnelle du contrôle de la sphère publique et de la société civile, Al Jazeera était et est un emblème majeur. L’alliance entre MBS et MBZ ne relève pas pour autant pas de l’épiphénomène. Réputé pour son ambition mais aussi son impulsivité, l’héritier d’Arabie Saoudite voit en MBZ un maître voire une inspiration. Leur objectif est aussi bien régional que national : construire l’Arabie Saoudite du XXIème siècle. Mohammed Ben Salman, que l’on dit « tirer d’abord, et poser les questions ensuite », avait débuté ses fonctions de Ministre des armées en 2015 de manière trébuchante. Ennemi historique du pays, sur fond de rivalités entre chiites et wahhabites, la cible pour montrer sa force est toute trouvée : l’Iran. Alors que les Houthis, groupe armée pro-iranien, sont au bord du territoire saoudien, l’Arabie Saoudite entre alors dans la guerre du Yémen. Mais cette guerre qui devait être un signal fort, est désormais une impasse pour MBS. Le « Vietnam » Saoudien, devenue la sale guerre entraîne d’importantes pertes civiles, et montrent pour le moment l’inefficacité de la guerre à outrance.
De nouveaux rapports de force et la nouvelle carte Trump
Lorsqu’il arrive au pouvoir, Donald Trump dispose d’une faible culture diplomatique et seulement de contacts au sein de son équipe aux Emirats. Mohammed Ben Zayed y voit forcément un moyen d’influencer la politique américaine, alors que les américains ont besoin d’alliés au Moyen-Orient face à l’Iran. Le premier voyage officiel du Président américain ne trompe pas, il se rend en Arabie Saoudite, un allié historique des Etats-Unis dans la zone. Alors que MBS met les petits plats dans les grands avec, dit-on, près de 50 à 60 millions d’euros pour organiser les festivités, on discute de contrats d’arme comme on jouerait au Monopoly. Donald Trump, une conception très marchande de la diplomatie. Au cours d’une discussion avec les princes alliés, ce dernier aurait même glissé peu conscient des enjeux du territoire : « si vous pouvez régler le problème (du Qatar), alors allez-y ». Il n’en fallait pas plus pour ouvrir les hostilités. Le 5 juin, l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis stoppent les relations diplomatiques avec le Qatar. MBS ferme alors la seule frontière terrestre du Qatar. Mais Donald Trump avait alors oublié un élément essentiel : la plus grosse base militaire des Etats-Unis est installée au Qatar. L’appel à MBS ne se fait pas attendre : pas question d’arriver à une guerre.
Alors que Donald Trump a aujourd’hui pris ses distances vis-à-vis de l’Arabie Saoudite, il demeure le principal responsable des derniers grands mouvements au Golfe. Malgré les tensions et la haine qui les unit, ce n’est aujourd’hui qu’une guerre froide que peuvent se mener ces nouvelles puissances. Pour MBS et MBZ, l’opération est tombée au fiasco et la guerre au Yémen s’enlise. Pour MBS et l’Arabie Saoudite, la situation est d’autant plus délicate. L’année dernière, l’assassinat de Jamal Khashoggi a jeté un froid entre MBS et les puissances occidentales. Au Yémen, MBS est également marginalisé. Malgré les postures officielles, les Emirats auraient apporté leur soutien aux groupes terroristes de Daech et d’al-Nosra. Plus que tout, ces derniers épisodes nous montrent toute la fragilité du Moyen-Orient face aux égos surdimensionnés des princes, ainsi qu’à leurs coups de sang stratégiques. Alors que les puissances occidentales semblent se détourner des princes, et notamment de l’Arabie Saoudite, ceux-ci se tournent vers la Russie de Vladimir Poutine et surtout la Chine. Ces grandes puissances moins soucieuses des droits de l’homme inaugurent de nouvelles perspectives stratégiques pour les pays du Golfe. L’équilibre entre leur quête de puissance et la paix en Moyen-Orient n’en demeurent pas moins bien instables. Bien malin celui qui saura donc prédire le déroulement de la partie, au Parc des Princes.